Comment les groupes d’animaux ajustent-ils leurs comportements collectifs face à un changement soudain de leur environnement ? Une étude publiée par des chercheurs du Centre de Recherches sur la Cognition Animale, du Laboratoire de Physique Théorique à Toulouse, et de plusieurs universités chinoises et indiennes apporte un éclairage sur cette question. Leur travail, publié dans PRX Life et mené sur des bancs de tétras à nez rouge, démontre que lorsqu’ils sont soumis à un stress environnemental, les poissons modulent leurs interactions sociales de manière à faire basculer leur groupe vers un état « critique » connu pour optimiser la sensibilité et la capacité de réaction des organismes. Ces résultats éclairent les mécanismes qui permettent aux collectifs animaux de s’adapter rapidement aux changements survenant dans leur environnement.
Une question centrale dans l’étude des bancs de poissons est leur capacité à réagir efficacement aux perturbations, qu’il s’agisse de changements environnementaux ou d’attaques de prédateurs. Pour y répondre, les chercheurs ont mené des expériences en laboratoire avec une espèce de poisson tropical bien connue pour sa vie en banc (Hemigrammus rhodostomus). Des groupes de ces poissons ont été exposés à des changements soudains d’intensité lumineuse, simulant un stress environnemental modéré (voir la Figure 1 et la vidéo ci-dessous). En combinant les données expérimentales avec un modèle mathématique reproduisant la nage intermittente des poissons et leurs interactions sociales, les chercheurs ont ensuite cartographié ces comportements dans un « diagramme de phase » distinguant les différents régimes de déplacements collectifs : nage dans une même direction, en vortex, ou en essaim désordonné (voir la Figure 2).
Les résultats montrent que dans les grands groupes, les poissons en situation de stress ajustent l’intensité de leurs interactions sociales (attraction et alignement) pour placer leur banc à proximité d’un état critique (voir la Figure 2), décrit dans les modèles de physique comme la zone où un système change d’état et devient aussi ultrasensible aux perturbations. Ce comportement permet au groupe de maximiser sa réactivité face à des dangers imprévus tout en limitant les risques de désorganisation. Fait surprenant, les petits groupes semblent évoluer en permanence proches de cet état critique, même en l’absence de stress externe. Cette observation suggère que dans ces petits groupes, le stress est omniprésent, probablement en raison de la faible efficacité de l’effet tampon induit par la présence des congénères et qui réduit le stress individuel.
Ce mécanisme qui permet aux poissons d’adapter collectivement leurs comportements à ce qui se passe dans leur environnement et produire différentes réponses collectives est particulièrement simple. Plutôt que de modifier toute la structure complexe des relations sociales au sein du groupe, les poissons adaptent uniquement l’intensité de leurs interactions avec typiquement deux de leurs voisins, préservant ainsi une charge cognitive minimale.
Ces résultats offrent un éclairage inédit sur l’intelligence collective des animaux sociaux. Ils suggèrent que le stress n’est pas seulement un facteur perturbateur, mais qu’il joue aussi un rôle moteur dans l’adaptation collective de ces organismes. Ainsi, chez les poissons, le stress et la taille du groupe sont deux leviers fondamentaux qui permettent aux bancs de s’autoorganiser vers des états critiques favorisant leur adaptabilité.
Au-delà des bancs de poissons, ces résultats ouvrent des perspectives pour comprendre comment d’autres collectifs animaux — des insectes sociaux aux mammifères grégaires — optimisent leurs interactions selon le contexte. Ils pourraient même inspirer des systèmes robotiques comme des essaims de drones autonomes, capables d’ajuster automatiquement leur organisation face à l’imprévu.
Figure 1. Comportement collectif d’un groupe de poissons nageant dans un bassin circulaire en condition de stress. Chaque expérience comporte 10 périodes de 3 minutes chacune, alternant une faible intensité lumineuse (obscurité, 0,5 lx pendant 2 min) et une forte intensité lumineuse (lumière, 25 lx pendant 1 min). (a) Instantané d’un groupe de 25 poissons juste avant l’augmentation de l’intensité lumineuse, (b) juste après, et (c) 30 s plus tard. Les points noirs représentent les positions des poissons et les lignes noires et vertes les trajectoires individuelles lors de la dernière seconde.
Figure 2. Au sein d’un banc, les interactions d’attraction et d’alignement entre poissons produisent différentes formes de mouvements collectifs. Selon l’intensité respective de ces interactions, les mouvements peuvent former des structures circulaires (Phase 1), être complètement alignés (Phase 2) ou désordonnés (Phase 3). Quand les poissons sont soumis à un stress environnemental comme la soudaine augmentation de la luminosité, ils modulent leurs interactions sociales de telle sorte que le banc se retrouve dans un état proche de la ligne critique séparant deux phases figurées en bleu. Cet état critique confère au banc à la fois une très grande sensibilité aux perturbations et la capacité de changer efficacement de comportement en fonction de son environnement. Les croix vertes indiquent l’intensité des interactions d’attraction et d’alignement entre poissons dans l’obscurité (à gauche) et lorsque le banc de poissons est soumis à une brusque augmentation de la luminosité (à droite).
Référence : Lin, G., Li, X., Xue, T., Escobedo, R., Han, Z., Sire, C., Guttal, V. & Theraulaz, G. 2025. Experimental evidence of stress-induced critical state in schooling fish. PRX Life (sous presse).